À propos des vertiges

Le mot Vertige a fait couler beaucoup d’encre en Littérature, Philosophie et Psychanalyse. Le Vertige est le mot fétiche des intellectuels. Il indique une perte de contrôle de soi, un esprit d'erreur, de folie, d'égarement. Le vertige n’est pas la peur de tomber, il est au contraire le désir de tomber, l’attrait terrifiant et irrésistible qu’exerce sur la créature humaine le vide béant de l’abîme.

 

Ainsi, à partir de nos sensations sensorielles premières dérivées d’une dysfonction de l’oreille interne, le mot vertige a été largement repris dès les premières écritures pour décrire l’attrait du néant, propre à l’Homme et son désir de retour au néant dont il est issu.

 

Plus encore……..

Jacques Darriulat

À propos de Blaise Pascal

« Ainsi l’homme serait moins sujet au vertige, s’il n’était lui-même une créature vertigineuse. »

 

Ainsi l’homme serait moins sujet au vertige, s’il n’était lui-même une créature vertigineuse……… Sa nature n’est-elle pas de n’avoir pas de nature, d’être propre et déterminé, n’ayant rien en propre que ce néant qui « l’abîme » au plus intime de lui-même ? Les animaux sont ce qu’ils sont, et font bien ce pour quoi la nature les a prédestinés. Leur nature est à la fois limitée et qualifiée ; la nature de l’homme est au contraire illimitée et indéterminée. Il est en quelque sorte voué à l’infini, à la contemplation de ce néant intérieur qui fait défaillir le cœur, se dérober le centre et se déprimer les âmes. Ainsi l’homme est pour lui-même la plus « incompréhensible » des énigmes, et son plus haut savoir n’est que le savoir de son ignorance : « Qui démêlera cet embrouillement?............

 

Revenons au vertige : l’animal a peur de tomber, rien n’est plus raisonnable, mais il n’éprouve nullement le vertige. Le vertige est en effet une passion de l’imagination, non un calcul de l’entendement : « Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra » (44). Le vertige n’est pas la peur de tomber, il est au contraire le désir de tomber, l’attrait terrifiant et irrésistible qu’exerce sur la créature humaine le vide béant de l’abîme. Il y a en nous un délire de l’imagination qui nous incite à nous précipiter dans l’abîme, une ivresse du néant qui va à l’encontre de notre « raison ». La preuve en est qu’il faut installer, au bord du précipice, ce qu’on nomme fort bien des « garde-fous » (1), un obstacle avant le saut pour réveiller l’imagination de son hypnose et nous rappeler à la réalité ainsi qu’à la raison. « Folie » de l’imagination, dont nous garde la raison, et « imagination » en ce sens que l’illusion qu’elle suscite consiste chez Pascal toujours en ceci que nous poursuivons aveuglément dans le monde « l’image » qui se forme en notre esprit. Il y a en nous en effet « l’image » d’un néant infini, puisque telle est la vérité non de notre nature, mais de la « nihilité » de notre nature. Image en effet, représentation simplement imaginaire et non conception de la raison, tant le néant qui est en nous passe notre entendement, tant l’homme passe infiniment l’homme. L’attraction de l’abîme fonctionne alors comme un miroir en lequel nous reconnaissons notre secrète vérité, l’abîme extérieur qui nous inspire la « folie » du vertige répondant à l’abîme intérieur qui creuse en l’homme cet « incompréhensible »

PLATON

Platon utilise le terme de « vertige » pour définir cette fascination étrange, pour ne pas dire cette attirance malsaine pour ce qui n’est pas lorsque l’on se laisse prendre au jeu des simulacres. Pourquoi cette allusion au vertige qui n’est pas sans évoquer ce que Baudelaire appelle, dans ses Notes nouvelles sur Edgar Poe, « l’attirance du gouffre » ? Le vertige est la sensation étrange que nous éprouvons quand nous perdons confiance en la solidité du sol sur lequel nous nous tenons et que nous faisons l’expérience de l’abîme. La terre semble se dérober sous nos pas ou, pour le dire en termes philosophiques, l’être se sent aspiré par le néant. Voyons donc quel est le nœud de l’intrigue, non pas celui de l’intrigue de l’être, mais celui de l’intrigue des apparences qui nous fait confondre la forme de l’idée, celle qui donne l’existence pour Platon, avec celle de l’idole, celle qui n’existe pas.

 

Quelques citations…….

PROVERBE TAMOUL

Le Koural - VIe siècle.

Les êtres purs de cœur redoutent le vertige du mal.

Charles BAUDELAIRE

Harmonie du soir

Voici venir les temps où vibrant sur sa tige

Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;

Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ;

Valse mélancolique et langoureux vertige !

 

Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;

Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige ;

Valse mélancolique et langoureux vertige !

Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.

Sully PRUDHOMME

Les Deux vertiges

Le voyageur, debout sur la plus haute cime,

À travers le rideau d'une rose vapeur,

Mesure avec la sonde immense de la peur

Sous ses genoux tremblants la fuite de l'abîme

 

De ce besoin de voir téméraire victime,

Du haut de la raison je sonde avec stupeur

Le dessous infini de ce monde trompeur,

Et je traîne avec moi partout mon gouffre intime.

 

L'abîme est différent, mais pareil notre émoi :

Le grand vide, attirant le voyageur, l'étonne ;

Sollicité par Dieu, j'ai des éclairs d'effroi !

 

Mais lui, par son vertige il ne surprend personne :

On trouve naturel qu'il pâlisse et frissonne ;

Et moi, j'ai l'air d'un fou ; je ne sais pas pourquoi.

PAUL VERLAINE

Élégies

Tu gardes le vertige et le goût du néant

 

Gamineries

Et qui remonte et redescend

Et rebondit sur mes roustons

En sauts où on vit à tâtons

Pris d'un vertige incandescent

 

Poèmes Saturniens

Sont-ce donc ton remords, ô rêvasseur qu’invite

L’horreur, ou ton regret, ou ta pensée, — hein ? — tous

Ces spectres qu’un vertige irrésistible agite,

Ou bien des morts qui seraient fous ? —

ARTHUR RIMBAUD

Alchimie du verbe

J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges.

Alain BASHUNG

Dieu avait mis un kilt

Y a dû y avoir des fuites

Vertige de l'amour

François GACHOUD

La philosophie comme exercice du vertige

La vie quand elle nous bouscule et bouleverse, quand elle nous fait basculer dans d'imprévisibles vertiges... N'avons-nous pas été un jour saisi de plein fouet par l'étrange sentiment du vertige ? Vertige d'exister, vertige du doute. Vertige de vivre, vertige d'aimer, vertige du désir, de la beauté, de la liberté, mais aussi vertige du mal, de l'angoisse, du temps, de la mort... Pourquoi le vertige ? Le vertige est toujours lié à la question du pourquoi, mais c'est un pourquoi qui nous jette en bordure d'abîme. Nous perdons pied devant d'impossibles réponses.

Milan KUNDERA

Insoupçonnable légèreté de l’être

Le vertige,c'est autre chose que la peur de tomber.

C'est la voix du vide au dessous de nous qui nous attire

et nous envoûte, le désir de chute dont nous nous défendons ensuite avec effroi.

VOLTAIRE

Mœurs, 174

L'assassinat commis par Jean Châtel [sur Henri IV] est celui de tous qui démontre le plus quel esprit de vertige régnait alors.

P. Lebrun

Mort de Nap. IV

Bientôt, hélas?! trop agrandi, le vainqueur sur son trône même Chancelle, le front étourdi des vertiges du diadème.

Bossuet

Hist. III, 7

Le Seigneur a répandu l'esprit de vertige dans ses conseils.

D'Alembert

Œuv. t. v, p. 127

Il semble que, dans cette affaire, les jésuites et leurs amis aient été frappés d'un esprit de vertige, et qu'ils aient fait eux-mêmes tout ce qu'il fallait pour précipiter leur ruine.

ANDRE GLUCKSMANN

Je suis fusée et mon nom est légion. L'usage de la moitié "seulement" des armes nucléaires existantes produirait un milliard de morts, autant de blessés, et pour les survivants un sort peu enviable. Ne concluez pas que je sois inutilisable, donc inutile. Je sers avant la mise à feu, mon efficace est psychologique. Braquée sur les cervelles, j'intimide, je panique. Je fonctionne, dès aujourd'hui, non comme force de frappe, mais comme force de vertige.

JULIEN GREEN

Il y a du vertige dans le péché et chacun de nous, tiré du néant, ressent parfois la nostalgie du néant

LOUIS PHILIPPE DE SEGUR

La flatterie est de tous les poisons celui qui donne le plus de vertiges.

GUSTAVE FLAUBERT

N'en est-il pas de la vie d'artiste, ou plutôt d'une œuvre d'art à accomplir, comme d'une grande montagne à escalader ? Dur voyage, et qui demande une volonté acharnée ! D'abord on aperçoit d'en bas une haute cime. Dans les cieux, elle est étincelante de pureté, elle est effrayante de hauteur, et elle vous sollicite cependant à cause de cela même. On part. Mais à chaque plateau de la route, le sommet grandit, l'horizon se recule, on va par les précipices, les vertiges et les découragements. Il fait froid et l'éternel ouragan des hautes régions vous enlève en passant jusqu'au dernier lambeau de votre vêtement. La terre est perdue pour toujours, et le but sans doute ne s'atteindra pas.

Gachoud F

La philosophie comme exercice du vertige

Un véritable chemin initiatique à parcourir au gré des précipices qui s'ouvrent à chaque pas tâtonnant: exister, connaître, vivre, désirer, aimer, la dignité, la liberté, le temps, le vertige quantique, mourir, le mal, la beauté et la création, l'angoisse, la foi.

RAYMOND ABELLIO

Ma dernière mémoire

Qu’est-ce qui force l’homme à ouvrir les yeux sinon le besoin de vertige ?

 

Prose poétique

ANDRE BRETON/PHILIPPE SOULTAUT

Les Champs Magnétiques

Il n'y a plus qu'à regarder droit devant soi, ou à fermer les yeux : si nous tournions la tête, le vertige ramperait jusqu'à nous.

FRANCIS PICABIA

Dactylocoque

La femme qui se trouve en ce moment près de moi, caresse ses seins, les pointes sont rouges ; sur chaque sein il y a un portrait, à gauche Foch, à droite le Soldat inconnu. Son ventre est peint en blanc, ses jambes en jaune, hélas, elle danse le Tango ! Ses fesses sont prises dans une boîte à bougies, le dessus de la boîte est fendu ainsi qu'une tirelire, de cette fente s'échappent des perles bleues, je les enfile. Les bras de cette femme sont en plâtre, sans articulations, elle les tient écartés, en croix. Tout à coup elle s'arrête de danser et je me sens pris de vertige dans le silence impressionnant.

ANDRE BRETON

Poisson soluble

Le vertige les mène, elles ne se retournent guère sur nous mais nous frappons le sol du sabot de notre cheval chaque fois que nous voulons signifier à telle ou telle que nous serions aise de la remonter à la surface. De la foulée s'échappent alors une nuée de poissons volants qui montrent le chemin aux belles imprudentes.

GASTON BACHELARD

L'Eau et les Rêves

L'être voué à l'eau est un être en vertige. Il meurt à chaque minute.

GASTON BACHELARD

L'Air et les Songes

Le nietzschéisme est essentiellement un vertige surmonté. Près de l'abîme, Nietzsche vient chercher des images dynamiques d'ascension. Le réel du gouffre donne à Nietzsche, par une dialectique bien connue de l'orgueil, la conscience d'être une force surgissante.

PSYCHANALYSE

Le vertige se présente comme un signe révélateur du corps dans son rapport au sujet : « j’ai le vertige ! » Sensation de perte d’équilibre, de tourbillonnement éprouvé à la vue du vide, il désigne plus fondamentalement l’impression subjective que les objets environnants et soi-même sont animés d’un mouvement, circulaire ou oscillatoire. Le sujet vertigineux est pris en bloc dans un monde tournoyant. On dit qu’il « a » le vertige, mais il serait plus juste de dire que c’est le monde qui en ce moment est pris de vertige — et le sujet suit le rythme en quelque sorte… à son corps défendant. Pourtant, c’est bien à « son » corps que ça arrive. D’où l’émoi du moi, assistant à ce dérèglement vertigineux avec stupeur.

 

Rien n’est plus propre à poser la question du moi-corps dans son rapport à la représentation. L’équilibre, c’est l’aptitude à se tenir droit, en stature droite. C’est aussi l’équilibration et la coordination de forces contradictoires. Extraordinaire système au fond qui rassemble l’image corporelle, le système sensori-moteur, rapport du corps propre à l’espace. Ce qui arrive avec le vertige, c’est la perte du self control (au sens littéral) : le vertige vient déséquilibrer, donc décompenser en un « mouvement tournant ».

 

Il y a à respecter une gradation des questions. Le vertige est-il une « somatisation » ou syndrome « psychosomatique » ? Il convient bien plutôt de le désenclaver pour en saisir, au-delà de la diversité de ses formes, le rôle de signe témoin d’un événement inconscient. Ce qui renvoie à la question de ce que sont les conditions inconscientes du vertige. Y a-t-il un sujet inconscient du vertige ?

Citations littéraires dans le domaine des vertiges